Voici un livre tout à fait passionnant qui réunira les passionnés de littérature comme d’art contemporain.
Kenneth Goldsmith, L’écriture sans écriture, du mangage à l’âge numérique, traduit par François Bon, Jean Boîte éditions, 2018, 242 pages.

Tout d’abord, je tiens à saluer l’incroyable travail de François Bon. Le livre n’est pas juste une vulgarisation du numérique et de son langage, au contraire c’est un ouvrage complexe qui allie poésie et art contemporain. Ce qui fait que ce livre a dû demander la traduction non seulement de poésie, mais de poésie numérique avec des subtilités dignes de l’oulipo ou du surréalisme avec des explications informatiques.
Mais alors, le fond ? Certes, ce n’est pas une lecture de métro, il faut s’accrocher ! Mais pour quel délice ! Un délice certes, intellectuel, un peu esthète, mais tellement joli !
Kenneth Goldsmith enseigne cet art de l’écriture sans écriture, la réflexion autour de cet art, aux universitaires des Etat-Unis. Dans l’une des dernières parties de l’ouvrage, il partage des exercice qu’il donne aux étudiants et analyse avec nous quelques cas d’études. Je me dis que cela aurait été peut-être intéressant de voir ça au début du livre car parfois, par l’exemple, on comprend mieux d’entrée. Ainsi, ce que recherche Kenneth Goldmith c’est la désacralisation de l’écriture habituelle, exit les romans du XIXème, il faut accepter la nouvelle littérature ! Sur le papier, cette idée me fait grimacer, mais pourtant quel brillant essai !
Les deux premiers exercices sont par exemple de recopier 5 pages, au hasard, automatiquement. Il démontre que le choix du texte est important, il interroge sur ce qu’ont ressenti les étudiants : de l’énervement, de la détente, du jeu de lettrage… Quand bien même ils auraient recopié le même texte, cela aurait d’autant de manières différentes qu’il y a de personnes : selon comment ils se sentaient à ce moment, l’intention qu’ils y ont mis. Le second exercice est de transcrire un fichier audio, de manière brute cependant. On garde les « heu », les hésitations, les rires… Ce qui forme un brouhaha sur la page, et dont les didascalies et grésillement doivent être retranscrite comme bon le semble aux participants. Ce qui intéresse donc l’auteur dans tout ça : c’est tout ce qui n’appartient pas au texte. Les hésitations, les silences, comme le recopiage qui dépend de l’écriture et de la page, les cafouillages de la manière dont on recopie… C’est le non texte qui est tout poésie pour Kenneth Goldsmith, et de cette marge, de ces non-dits, le numériques en est plein.
Il achève d’ailleurs son ouvrage sur une réflexion sur les réseaux-sociaux, terre du lointain, pourtant, « je peux littéralement sentir la présence physique de la personne qui répond » dit-il lorsque, fébrile, s’affiche les points de suspensions pendant que son interlocuteur écrit sa réponse.
Les artistes sont friands de cet à côté des mots, ils ignorent ou subliment les marges. Robert Fitterman, dans le poème Directory, relève les noms des enseignes d’une galerie commerciale, la longueur du poème dénonce notre monde consumériste. A l’image d’Alexandra Nemerov dans First My Motorola qui liste toutes les marques qu’elle a utilisé dans la journée.
Les poèmes sont ici montrés et expliqués, de même que les écrits qui retranscrivent les publicités, de gauche à droite, perdant tout sens pour mieux en trouver un nouveau.
Ça à l’air d’un livre-outil très universitaire, très prise de tête, mais grâce à la lumière de l’auteur et à l’incroyable travail du traducteur, on trouve une poésie dans la vie de tous les jours. Ils dépouillent les pubs, dépouillent le monde, notre société consumériste pour en faire ressortir l’art. Un art hyper technique, entre surréalisme et informatique qui offre une nouvelle vision du monde, un art caché dans chaque choque, dans la moindre conversation instantanée, la moindre publicité.
Un délice ! Une fois qu’on est concentré.

A reblogué ceci sur Le Bien-Etre au bout des Doigts.
J’avoue que lire « exit les romans du XIXème, il faut accepter la nouvelle littérature », c’est pas possible.
Certes, pour entrer dans ce livre, il faut se dévêtir de notre vieille littérature !
Mais l’intérêt de l’un n’empêche pas l’intérêt de l’autre, bien au contraire !