Les soleils des indépendances – Kourouma

Un très beau livre sur la Côte d’Ivoire, à travers le destin de Fama, le dernier descendant des rois malinkés en proie avec ses démons. Ses démons sont des colons, pourtant partis mais dont une forme de présence persiste. Ses démons sont aussi les vrais démons qui peuplent le monde, ceux à qui on doit des sacrifices et des offrandes. Ses démons ce sont ceux qui veulent l’arnaquer, faux marabouts, ou encore ceux qui trouvent qu’il a perdu l’étoffe de sa lignée. C’est une vie mouvementée et floue que nous trouvons, dans une écriture rythmée et saccadée. Mais ce qui m’a le plus plu et le plus touché, c’est sans hésiter les chapitres centrés sur la femme de Fama qui retrace la condition glaçante des femmes.

Ahmadou Kourouma, Les soleils des indépendances, Seuil, 1970, 216 pages.

C’est tout d’abord l’écriture qui est intéressante. Ahmadou Kourouma écrivait en français, un français rythmé, ou plutôt saccadé. Cela donne un rythme étrange, singulier, mais prenant. Les expressions, les mots nous surprennent parfois parce que nous les employons moins de ce côté de la Méditerranée.

Certains chapitres ont également un traitement intéressant entre action et souvenir. Le personnage ressasse, et vit, suit le fil de ses pensées tout au long de sa journée. C’est le cas pour un des premiers chapitres, centré sur Salimiata, la femme de Fama, le personnage principal. Elle est en pleine insomnie, puis elle se lève, prie, cuisine, va vendre ses produits au marché. Et ce quotidien empli de frustration est entrecoupé de ses traumatismes. Elle se souvient de ce qu’elle a subi, enfant, de la violence des hommes, de celles des femmes…

C’est un livre auquel il faut s’habituer, déjà par les termes et le rythme, mais aussi car il n’y a pas de mise en contexte : il faut s’en saisir. Saisir ce que sont les vieilles légendes, saisir l’Histoire d’un pays hanté par le souvenir de la colonisation, plutôt récente. Un pays délivré, un pays indépendant, mais un pays déraciné.
Des systèmes occidentaux intégrés par le pays se mêlent à la religion, elle même teintée de païen, c’est un melting-pot dans lequel il faut se couler, dans lequel certains personnages se perdent.

Par les chapitres dédiés à Salimata, on découvre l’horreur de la condition de la femme en Côte d’Ivoire. Elle est belle, elle est une épouse exemplaire, c’est une bonne travailleuse. Et pourtant, son bon cœur n’attire que les embûches, les thématiques du viol et de l’excisions sont très présentes. Toute l’horreur est montrée dans cette urgence du style de l’auteur qui sied bien à la gravité des propos.

Finalement, ce sont surtout ces chapitres là qui m’ont interpellés. Peut-être car elle se bat encore, peut-être car elle possède encore une personnalité. Fama, quant à lui, est juste perdu. Quoi qu’on lui dise, il accepte, il hoche la tête, comme s’il avait déjà abandonné toute pensée, toute conviction. Le marabout lui quelque chose, il répond : « ah bon, d’accord » ; celui qui représente les musulmans dans le village lui dit autre chose, il acquiesce : « ah bon d’accord« . Il se laisse porter, sans rien faire, sans rien dire, sans essayer de briller alors qu’il est chef. Ou peut-être est-il tellement perdu entre l’ancien et le nouveau monde ? C’est un livre assez déchirant sur la perte d’identité, vraiment un beau livre.

En complément, un bel article de France culture.

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