Les vaincus – Golovkina

Qu’elle va être compliquée la chronique de ce livre si sombre ! Entre roman et témoignage, Irina Golovkina fait un état à vif et glaçant de l’Union soviétique.
Une chronique dans le cadre de la 6ème édition du Mois de l’Europe de l’Est.

Irina Golovkina, Les vaincus, Editions Syrtes, 2021, 1400 pages.

Ce récit est ce qui reste de la mémoire de Russes blancs. « Rien n’est inventé » confie l’autrice. Les personnages, cependant, n’ont pas existés en tant que tels. Ils empruntent des traits physiques et de personnalités, des histoires du passé, des anecdotes à des gens qu’Irina Golovkina a connu, des histoires qu’elle a vécu et qu’elle sait vrai. Et c’est peut-être ça le pire dans ce si beau livre romancé, quelque part, derrière les larmes et les élans du cœur : quelque chose a existé vraiment. Les balles ont été tirées, elles ont abattues, les enfants sont nés dans la famines et le froids, les gens sont morts dans les camps. Ce n’est pas un livre gai, avec ses 1400 pages écrites en tout pitit, c’est d’ailleurs un livre plutôt lourd à porter, pendant des jours, voire dans mon cas, des semaines.

C’est une grande fresque russe comme on en trouve que chez eux. Irina Golovkina n’a rien à envié à Tolstoï dans ses descriptions de la Russie, que la grandeur de sa plume illustre les campagnes ou les villes, les camps ou les fêtes, les appartements communautaires, les guerres ou les souvenirs de palais… Car oui, c’est bien écrit, c’est virevoltant, c’est prenant (1400 pages qui paraissent si facile à lire pourtant), mais cela vous écorche le cœur… C’est une lecture assez rude parce que déprimante. Pourtant, quelque part, on a du mal à s’attacher aux personnages, peut-être justement, leurs traits paraissent-ils trop réels ? Mais cela ne gène en rien la douleur qui habite le lecteur : car celle-ci est simplement humaine.

Le récit est comme une grande saga familiale, dont les rameaux puisent très loin leurs sources, très loin forcément… Car les survivants sont rares. Voilà ce que c’est en fin de compte : le récit de survivants. D’héritiers et d’héritières, de pages et de princesses, de titres de haute noblesse, bafoués, qui ne veulent plus rien dire. Et ces gens, incapables de vivre dans le nouveau monde. D’une part, de leur fait : les anciens ne veulent pas voir la société qu’ils ont connu se perdre. Ils continuent à chérir la candeur de leurs filles désormais grandes en espérant un mariage encore pas trop mauvais. D’autre part, totalement indépendant d’eux-mêmes : une jeunesse qui a espoir de vivre, qui fait fit de son rang et de son nom et essai de travailler, de s’intégrer malgré tout, mais que le régime actuel refuse dans ses rangs (c’est très bien montré avec le personnage déchiré de Liolia, qui je crois bien aura été ma préférée au long de cette lecture, alors que discrète au début du roman.)

Puisque la plupart des faits n’ont pas été inventés, on apprend des choses très pertinentes sur la Russie, à divers stades. D’abord, à quoi tenait l’aristocratie : une manière de parler, de se tenir, à la pudibonderie bien conservée bec et ongle des filles, mais surtout, à une dévotion entière à l’art et la culture. D’ailleurs, c’est une famille de musiciens qui nous suivons, puisque plusieurs d’entre eux n’avaient aucune capacité à travailler mais étaient d’excellents showmans. Ainsi, on a également un bon aperçu de la vie culturelle de l’époque, et des indices sur la manière dont elle a évolué suite à la chute du Tsarisme. Aussi, quelque chose qui m’a toujours interpellée et fascinée : la réglementation des appartements communautaires qui est ici montrée avec brio : son fonctionnement, la manière dont s’est géré, attribué, ainsi que les modalités d’inscriptions… Le livre montre aussi ce qu’il y a de pire, comme je le disais, les camps : mais ça, la littérature de l’Est nous en a déjà donné bien des aperçus… Et aussi, bien évidemment, la traque continue de la Guépéou, même dans ses propres rangs.

Cela m’a rappelé de nombreuses lectures que j’avais beaucoup aimé, mais pas jouasses non plus : La fin de l’homme rouge et Sophia Petrovna, mais aussi Octobre 17. Cela m’a même motivé à le remettre à La Maison Eternelle, qui sait si je réussirai à lire ce mastodonte historique ?

Bref, c’est à lire, c’est un coup de coeur, c’est extrêmement bien écrit. Mais cela secoue. Dans toute la vérité qu’elle renferme.

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13 commentaires Ajouter un commentaire

  1. Ingannmic dit :

    Je garde un souvenir d’autant plus particulier de cette lecture, que je l’avais fate en commun avec Goran. Nous avions aimé tous les deux, même si me concernant j’avais émis un léger bémol sur le ton, qui à mon avis ne trouve pas toujours son équilibre entre romanesque et « réquisitoire » (je reprends les termes de mon billet :)). Mais quel souffle tout de même, et quelle h(H)istoire.. un roman colossal, dans les deux sens du terme…

    1. Oui, on peut pas dire qu’elle voile ses idées… Un réquisitoire romanesque me parait assez adapté, mais j’en avais conscience dans ma lecture et ça ne m’a pas empêché de l’adorer ! Vraiment une belle lecture pour moi !

  2. Encore une chronique sur un livre qu’on ne voit pas souvent évoqué sur les blogs, et encore une chronique qui (me) donne très envie de lire ce livre à mon tour.
    Je suppose que, contrairement à Ulysse (félicitations pour cette lecture), la traduction des Vaincus n’est le travail que d’une seule personne?
    C’est la longueur de La maison éternelle qui t’a empêché de le terminer? Il est aussi sur mes listes, pour ce fameux jour où on pourra lire absolument tout ce qu’on veut, tout de suite.

    1. Alors je suis allée vérifier pour le traducteur, oui il n’y en a qu’un, mais même si le roman est long, ce n’est pas une écriture farfelue et mystique donc le traducteur s’en est bien sorti tout seul.
      Pour la maison éternelle, j’ai une fâcheuse tendance à m’ennuyer ferme avec les livres d’Histoire, les listes de noms et de dates, replacés dans leur contexte d’un ton plat et monocorde : rien à faire je n’y arrive pas, ça n’imprime pas ! Je me suis arrêtée même avant le quart. Si tu le souhaites je pourrais te le donner, il est très mais il fait tâche dans ma bibliothèque avec son statut « abandonné ».

      Ah je serai ravie d’avoir ton avis sur Les Vaincus en tout cas !!!

      1. Je te remercie mais je l’ai trouvé (le Slezkine) dans une bibliothèque ici, donc je ne vais pas pouvoir t’aider avec ton exemplaire! En tout cas, la lecture ne sera pas pour tout de suite, ni pour le Slezkine, ni pour Golovkina.

      2. Dans tous les cas, je lirai tes articles avec attention !

  3. Patrice dit :

    Tu me fais plaisir en chroniquant ce livre. Je l’ai noté sur ma liste en espérant le lire pour le Mois de l’Europe de l’Est mais les 1400 pages me freint. Je suis très heureux que, grâce à toi, des lectrices et lecteurs vont découvrir ce livre dont le contenu est loin d’être réjouissant, je le comprends tout à fait, mais essentiel.

    1. Peut-être pour le Mois de l’Europe de l’Est 2014 ?
      Je me souviens avoir mis un certain temps (1400 pages, quand même !) mais d’une grande fluidité, et comme j’ai adoré, je l’ai dévoré ! Finalement je n’ai pas l’impression qu’il ait trop trainé !

      1. Patrice dit :

        2024 🙂

      2. Oh et puis, après tout, qu’est ce que le temps ? 🤣

  4. allylit dit :

    Un très bon roman mais c’est vrai qu’il faut être dans le bon état d’esprit pour le lire tellement il est difficile émotionnellement

    1. C’est très vrai ! Je l’avais adoré tout de même !

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